Automne 1982

Les feuilles sont pour la plupart tombées des arbres et l’hiver approche. A chaque saison, Marijke a l’habitude de contempler son jardin et d’observer notamment les oiseaux qui s’y trouvent. Ce jour de novembre, elle aperçoit une chouette chevêche (ou chevêche d’Athéna) dans son noyer, à quelques mètres seulement de la fenêtre de sa chambre. Alors qu’elle pense que cette visite demeurera furtive, voici que la chouette semble se plaire dans le noyer. Elle essaie même de la dessiner. Comme le rapace semble décidé à rester, Marijke décide de téléphoner à Robert Hainard, qui vit à quelques kilomètres de là, en trouvant son numéro dans le bottin des PTT.

Elle ne le connaît pas personnellement, mais elle admire son oeuvre et a même offert une de ses gravures à son père quelques années auparavant. Elle lui vante si bien les attraits de sa visiteuse que Robert Hainard décide de venir. A ce moment, l’artiste a 76 ans. Même s’il pratique encore de temps à autre des affûts nocturnes, l’opportunité de pouvoir croquer un animal sauvage dans un certain confort ne doit sans doute pas lui déplaire.

Moins d’une demi-heure après le coup de fil, Robert Hainard débarque chez Marijke avec son attirail de dessin. Il observe et dessine la chouette avec un petit crayon, en tenant son carnet de croquis le long de son avant-bras tout en tenant ses jumelles. Ainsi, il peut jumeler et voir son dessin sans bouger la tête. Il complète ses esquisses avec des repères pour la couleur et d’autres informations qui lui seront utiles lors de son travail de gravure sur bois et d’impression. Puis il repart chez lui après avoir remercié vivement son hôte pour cette invitation.

Quelques semaines plus tard, Marijke reçoit un coup de téléphone. « Bonjour, c’est Robert Hainard à l’appareil. J’aimerais vous demander encore une faveur. Est-ce que je peux venir avec ma femme revoir l’arbre car nous avons un contentieux au sujet de la couleur vert du lichen sur l’arbre? ». Marijke accepte évidemment et le couple Hainard arrive.

Germaine Hainard-Roten est également une peintre accomplie, qui est exposée dans de grands musées suisses. Elle marche alors avec des cannes, et monte difficilement l’escalier qui amène au premier étage. Les deux artistes s’installent devant la fenêtre qui donne sur le noyer que la chouette a abandonné depuis la première visite de Robert Hainard. Pendant une dizaine de minutes, Germaine, immobile sur sa chaise, scrute l’arbre dans un silence de cathédrale. Impressionnée par la solennité de la scène, Marijke se tient en retrait. Enfin, le verdict tombe et Germaine déclare à son époux : « Tu as raison, c’est le bon vert ». Et les deux  artistes rentrent à la maison.

De cette aventure singulière naîtra une magnifique gravure aux couleurs automnales. Robert Hainard en donnera un exemplaire à Marijke en guise de remerciement.

Au moment de recevoir l’oeuvre, Marijke ose faire une remarque au maître. En effet, il lui semble qu’il manque les deux noix séchées au-dessus de l’oiseau qui ajoutait une touche poétique à l’ensemble. Sans doute étonné par cette demande, car à ce moment de sa carrière il était devenu un artiste si que rares devaient être les personnes à oser demander une modification d’une de ses réalisation. Robert Hainard ne répond pas sur le moment, mais une seconde version de la chouette verra le jour avec les deux noix. 

La gravure avec les deux noix

Pour la petite histoire, Marijke achètera cette seconde version pour la poser contre un des murs de sa maison, alors que la première version finira au fond d’une armoire.

Eté 2022

Toujours amoureuse de son jardin au point d’y passer le plus clair de son temps, Marijke aperçoit entre les feuilles de son noyer une chouette chevêche. L’oiseau revient dans l’arbre plusieurs jours consécutifs. Est-une descendante de la chouette immortalisée par Robert Hainard ?

L’artiste est décédé il y a de nombreuses années, alors Marijke va cette fois trouver son voisin photographe animalier amateur, tout heureux de l’aubaine. Il n’a encore jamais eu l’occasion de photographier ce rapace. 

La scène est étonnante. Une chouette à cinq ou six mètres, immobile, qui me dévisage pendant que je discute avec la voisine en prenant des photos. Je suis à mille lieux des affûts solitaires dans les bois ou dans un champ, silencieux et camouflé de toutes parts.

Quel regard !

Bien qu’intriguée, la pauvre chouette que je suis sans doute en train de déranger semble résister avec peine au sommeil. Elle a beau avoir des habitudes plutôt diurnes par rapport aux autres chouettes ou hiboux, nous sommes en pleine journée d’août et il fait chaud.

J’ai un comme un méchant coup de barre

Après m’avoir raconté cette formidable rencontre avec le couple Hainard, Marijke me montre la gravure (celle avec les deux noix). Quelle incroyable coïncidence ce retour du rapace dans le même arbre 40 ans après. En toute immodestie, je me prends alors pendant quelques instants pour une sorte de successeur du grand Robert.

La même (sans doute) plus d’une année plus tard en plein hiver