Juin 2022. Une semaine dans le parc national des Abruzzes avec comme seul objectif de photographier des animaux sauvages, voici un programme de rêve pour un photographe animalier amateur tiraillé toute l’année entre sa passion et les contraintes de la vie ordinaire. Les Abruzzes, c’est notamment la patrie des deux grands prédateurs que l’on peut rencontrer en Europe, le loup et l’ours. Les deux guides sont deux spécialistes, plutôt deux passionnés devrais-je dire, du loup. Incollables sur le canidé, ils connaissent en plus le parc comme leur proche et ont leur réseau pour obtenir des informations fiables sur les récentes observations.
Premier matin, réveil à 3h30. La nuit est courte, très courte, même en allant se coucher à l’heure des poules. 30 minutes pour s’habiller et déjeuner, 20 minutes de route et 40 minutes de montée dans l’obscurité et nous voilà en place au lever du jour au passage du col autour des 5h00 où le loup pourrait passer. Nous nous cachons derrière nos filets de camouflage, bougeant le moins possible, en silence. Et nous scrutons. Au début, il fait encore trop sombre pour y voir quelque chose avec des jumelles, alors nous faisons plus travailler l’imagination que les yeux. Les deux guides sont en revanche déjà à pied d’œuvre avec leur caméra thermique. Les heures défilent lentement, les yeux ont parfois envie de se fermer. Peu à peu, la lumière du soleil envahit la montagne qui apparaît dans toute sa splendeur. Au loin, des biches et des cerfs apparaissent. Quand ils sont sur la crête, cela donne de jolies photos d’ambiance.

Un lièvre interrompt soudainement la quiétude en passant au premier plan, mais les consignes sont strictes : le loup et rien que le loup, donc on ne bouge pas pour notre ami aux deux grandes oreilles. Les cinq photographes amateurs jumellent tant et plus, mais il est difficile de maintenir l’effort constant. Scruter les flancs de la montagne d’en face, de gauche à droite, de haut en bas, et recommencer encore et encore n’est pas une sinécure quand rien ne bouge.

Parfois nous entendons un des guides chuchoter à l’autre « là-haut, au-dessus du rocher blanc, ça bouge ». Toutes les jumelles pointent alors l’endroit décrit, ou, plus précisément, celui que l’on croit être l’endroit décrit. Les points de repères sont souvent vagues pour isoler un endroit précis dans la montagne à 500 mètres.
La plupart du temps, c’est une fausse alerte, au mieux une biche, au pire un buisson qui plie sous le vent. Passer le début de la matinée dans de telles conditions, durant 3 à 4 heures de temps, ça peut être long. Pour un humain normalement constitué, le maximum est de 15 minutes selon les guides. Pour l’amateur éclairé, qui a payé pour ça et qui a un peu d’expérience, c’est possible, mais le temps passe lentement dans tous les cas. Ce n’0est pas forcément synonyme d’ennui. Les pensées défilent dans les têtes, une sorte de sérénité se dégage, voire de béatitude, légèrement gâchée par le besoin pressant que l’on ne peut assouvir ou le mal aux jambes consécutif de l’immobilité forcée.
« Là-haut, sur la crête, sur la droite, vers l’arbre, un loup ! ». Le chuchotement ressemble à un hurlement. C’est le deuxième jour, au même endroit, qu’un loup apparaît. Il est très loin (quasi invisible à l’œil nu) et sa visite est éphémère. Dans de telles occasions, il faudrait laisser l’appareil photo sur son trépied et profiter pleinement de la rencontre avec ses seules jumelles. Un loup solitaire a tenté d’attraper un faon mais la biche a protégé son petit en chargeant le carnassier qui a décampé. Elle a mieux réussi que la chèvre de monsieur Seguin.

Pour la petite histoire, c’est trois semaines plus tard, une fois rentré à la maison et après avoir commencé à trier mon amas de photos que je discerne le loup sur l’une d’entre elles. Sur le moment, je ne pensais pas l’avoir pris. Diable, mon premier loup sauvage, mais il faut le dire vite…

Le troisième matin, après avoir suivi le même cérémonial, un peu après le lever du jour, trois loups traverseront le défilé devant nous, plus proches que celui de la veille, à environ 300 mètres, peut-être moins. Malheureusement, ils ont été repérés trop tard pour avoir la chance de les observer plus longtemps que quelques courtes minutes. Et pour moi, comme sans doute pour les autres photographes amateurs, l’observation s’est faite de manière discontinue : j’en vois un aux jumelles, et un deuxième, je saisis alors l’appareil photo et voici que je les ai perdus. Je les recherche frénétiquement dans mon viseur, me désolant d’une telle opportunité manquée. Heureusement, comme ils sont loin et que les chuchotements sont tolérés, des indications de repérage peuvent donc être transmises. Repérer un loup dans un paysage montagneux parsemé de rochers est une gageure. Il est admirablement bien camouflé, comme nous pourrons nous en rendre compte tout au long du séjour. Si l’on ne le cherche pas, on ne le trouvera pas. L’inverse n’est malheureusement pas vrai. On a beau chercher dans la bonne direction, on peut ne pas le trouver. Quand il est immobile, c’est une pierre, un buisson foncé, une ombre, rarement une bête. La distance n’arrange évidemment rien à l’affaire. Heureusement pour nous, nos deux guides, outre leur caméra thermique et leurs jumelles de qualité, ont le regard perçant, celui du traqueur invétéré, qui passe plus de journées dans la montagne que devant un ordinateur.
Enfin, ça y’est, je l’ai dans l’objectif et je peux prendre deux ou trois photos. L’honneur est sauf, mais le canidé est loin et le soleil n’est pas encore levé. Je sais pertinemment que les photos ne seront pas terribles, mais diable, ce sont mes premières photos de loup sauvage (pensée à ce moment), donc je suis content. J’ai conscience qu’elles seront peut-être les seules du séjour, même si le photographe animalier est un éternel optimiste. Sinon il resterait chez lui à regarder des documentaires spectaculaires sur la faune au lieu d’arpenter la nature en quête de quelques hypothétiques clichés.

Le premier soir du séjour, les guides nous avaient mis en garde concernant le réalisme de nos attentes : « si on voit un loup de la semaine, ça sera déjà bien. Nous connaissons un photographe chevronné qui n’a vu la queue du premier qu’à son troisième séjour d’une semaine au parc ». ils nous informent que la semaine précédente, alors qu’un séjour du même type que le nôtre avait été organisé, la chance avait été au rendez-vous. Ils en avaient vu à trois reprises, dont une fois avec une carcasse, ce qui est le jackpot, car les loups restent alors sur place pour se repaître, à une distance souvent plus rapprochée, et ne font pas que passer furtivement comme ce matin. Le loup est un animal sauvage qui craint par-dessus tout l’humain (à juste titre). Une rencontre de proximité est toujours possible, mais c’est une affaire de chance et c’est carrément utopique pour un groupe de sept personnes.
En redescendant vers le minibus ce matin-là, les photographes sont heureux car ils l’ont vu. Nous ne reviendrons pas chou blanc à la maison. La bonne humeur est entretenue par la promenade autour de Villetta Barrea, où les cerfs, biches et faons se promènent dans les prés alentours comme le feraient des bovins. Ces animaux sont tout à fait libres de leur mouvement, mais ils privilégient la proximité de l’homme car ils savent qu’ils sont ainsi protégés du loup. Les villageois doivent alors barricader leur potager pour empêcher des cerfs aux bois majestueux de venir brouter leurs salades. Le photographe déclenche gaiement, réalise des gros plans incroyables, peut se déplacer pour varier le décor sans risque de faire fuir le sujet. Il y a même une rivière qui donne un cachet incroyable à certains clichés. Mais aussi réussis soient-ils, ces photographies d’animaux somme toute sauvages n’ont pas la même saveur que la forme minuscule que l’on discerne avec peine sur l’écran de l’ordinateur une fois que l’on a téléchargé la photo du matin la plus nette.


De retour dans la vallée, c’est le calme jusqu’au soir. Comme la plupart des prédateurs, les loups sont actifs au crépuscule ou la nuit. De toute façon, les photos d’été n’ont pas un rendu de qualité en plein soleil, et ça cogne dur depuis notre arrivée. Le moment est alors venu de se reposer. Nous nous retrouvons ainsi à dormir autant la journée que le nuit.
Vers 18 heures, nous repartons sur la route menant à un col, en faisant de brefs affûts improvisés à proximité du minibus, car nous sommes sur des lieux de passage du canidé. La montagne est magnifique, surtout quand les troupeaux de cervidés broutent en toute quiétude au soleil couchant.

Arrivés au col, le soleil est couché et l’obscurité prend peu à peu le dessus. Les cinq photographes sortent du minibus, discutent, plaisantent. Quant aux deux guides, collés l’un à l’autre, comme à l’accoutumée, ils communiquent sans cesse à voix basse, avec leur caméra thermique vissée à leurs yeux. Nous savons de quoi ils parlent, du matin au soir, avec leur air concentré, sérieux, voire grave. Leur obsession possède 4 pattes, est recouverte de fourrure et est pourvue de grosses dents. Certains les jugeraient fous ou ahuris (ils le sont certainement selon des critères traditionnels), mais je ne peux m’empêcher de les admirer. Cette vie ne sera jamais la mienne, même si par moment elle en prend furtivement le goût. Je les envie aussi, me demandant s’ils n’ont pas raison de vivre leur passion pleinement, quel qu’en soit le prix (que je ne connais pas).
« Là-haut, deux loups viennent de passer la crête ! ». Nous sommes dans un parking, au bord d’une route, avec deux grands hôtels attenants, dont l’un a une terrasse illuminée qui nous fait de l’œil sans succès. L’ambiance n’a rien à voir avec celle du petit matin, quand nous nous sentons immergés dans la nature. Je pense même à une plaisanterie. Mais à voir la réaction des deux guides, je comprends que c’est du sérieux. On ne plaisante pas avec le loup. L’air réprobateur qu’ils nous lancent parfois quand nous enfreignons certaines règles durant l’affût suffit à nous rappeler à l’ordre. Les deux loups sont posés dans les rochers à moins de 200 mètres de nous, sur la montagne nous surplombant, derrière un des hôtels. Ils avancent de manière intermittente, en direction de la route. Les photographes, immobiles dans un premier temps, photographiant debout à mains levées, se mettent à déballer le reste du matériel quand ils comprennent que l’observation va durer. Photographier au crépuscule, c’est se confronter encore et toujours au manque de lumière. Heureusement, le couple de canidés bouge peu, permettant ainsi de procéder à des réglages compensant en partie l’obscurité.


Après 30 à 40 minutes (peut-être plus, peut-être moins, toujours difficile d’estimer le temps dans un moment d’excitation intense comme celui-ci), le couple descend à notre hauteur en s’écartant légèrement de notre position et traversent la route entre les deux hôtels pour se rendre de l’autre côté du col. A ce moment, ils sont à moins de 100 mètres, mais la nuit est tombée. Nous les voyons ensuite repartir en marchant d’un pas vif dans la prairie d’herbe sèche qui fait un contraste bienvenu avec les deux carnassiers. Ils prennent plus ou moins la direction des troupeaux de cerfs et de biches croisés plus tôt dans la soirée.

Lors du trajet du retour, l’excitation retombe à peine dans le minibus. Cette fois, tout le monde a eu le temps de les observer, de les admirer à l’oeil nu. Les deux guides nous disent qu’une telle rencontre est rare et nous voulons bien les croire.
fin de la première partie
Pour en savoir plus sur les semaines photographiques consacrées au loup dans les Abruzzes:
le site de Didier Cottereau : https://didiercottereau.com/
le site de Corentin Essieu : http://www.alpesfaune.fr/