Le lendemain, le lever est fixé à 3h00 car le trajet en minibus comme la montée sont plus longs. C’est déjà le quatrième matin et nos horloges biologiques sont complètement déréglées. Le corps suit, c’est ce qui compte. Depuis quatre jours, nous avons abandonné nos habitudes d’hommes civilisés pour réveiller au fond de nous un vieil instinct de chasseur paléolithique. La seule chose qui compte, c’est la bête.
Après un début de montée silencieuse à la lampe frontale, nous éteignons pour éviter tout dérangement dès que les premières lueurs le permettent. Comme d’habitude, toutes les cinq minutes, les deux guides scannent le paysage ténébreux à la thermique. Juste avant d’arriver au lieu d’affût, un dernier arrêt permet de soulager sa vessie, de revêtir son camouflage et de sortir son matériel photographique. Silence complet et on parcourt les dernières centaines de mètres. On s’assoit, les uns à côté des autres, en cherchant une position aussi confortable que possible et on attend. La crête se démarque de mieux en mieux et on discerne l’immense cirque qui nous tient lieu de zone à observer : un pâturage parsemé de rochers et des caillasses que la meute de loups la plus grande jamais vu pourrait traverser sans être aperçue par un œil novice.
Au moment où les premiers rayons du soleil se reflètent sur la crête, à plus 500 mètres, un loup fait son apparition tout près d’un troupeau de biches avec leurs faons. Les cervidés sont nerveux, fixent le canidé, mais ne fuient pas. Le loup traverse le cirque et disparaît sur notre gauche. Un instant plus tard, voici que deux loups apparaissent presqu’au même endroit. Ceux-là s’approchent des biches et de leurs faons. Les cervidés reculent mais ne fuient toujours pas. Les deux loups marchent dans leur direction, sans se presser, comme pour accroître la tension. Nous nous demandons si ces apparitions et ces comportements relèvent d’une technique de chasse. Sans doute au moins en partie. Ce manège se poursuit et les animaux descendent la pente, ce qui les rapproche un peu de nous.

A un moment de la semaine, le débat avait été lancé entre nos deux guides et d’autres experts rencontrés sur place : quel est l’animal le plus difficile à voir, le loup ou le lynx ? Les avis étaient partagés. La réponse ne peut être péremptoire et dépend des conditions de la zone où l’on se trouve et de la connaissance du terrain de celui qui observe. Pour ce qui est de voir l’ours, l’autre prédateur emblématique du parc des Abruzzes, la question se pose de manière différente. Les cinq photographes, forcément gourmands, auraient en effet tous signé à ce moment pour aller faire un affût à l’ours plutôt qu’au loup. Mais voir l’ours en cette saison est problématique. Ils bougent beaucoup, sans emprunter de parcours réguliers, rendant très aléatoire le projet d’un affût. Pour autant, les rencontres fortuites sont plus fréquentes qu’avec le loup, notamment dans des zones plus accessibles que celle où nous nous trouvons. La cuisinière de l’auberge en a d’ailleurs croisé un sur la route la veille en pleine journée. Elle a eu le temps de sortir son portable pour l’immortaliser.
Les deux loups ont fini par disparaitre derrière un flanc de la montagne, alors que le jour se lève définitivement et que la majesté des lieux s’offre à nous. Les biches avec leurs petits sont toujours là, en train de brouter. Sont-elles rassurées ? En tout cas, croiser des loups fait partie intégrante de leur quotidien. Comme il faut continuer à vivre, elles broutent, rassurées ou non.
Tout à coup, un loup, peut-être le premier, surgit et fonce sur une biche et son faon né il y a quelques semaines au plus tard. Celui-ci est évidemment moins rapide à la course. En traversant un pierrier, la louve (c’en est une) le saisit à la gorge et le met à mort.

La scène se déroule environ 200 mètres devant nous. Tout le monde est abasourdi, y compris les deux guides expérimentés, car assister à une scène de chasse de cet acabit n’est pas courant. Le cadavre du faon à ses pieds, la louve semble attendre, en jetant à intervalles réguliers des regards dans notre direction. Sept humains ne passent pas inaperçus, malgré tous leurs efforts pour rester discrets. La biche quant à elle n’a pas fui, au contraire. Elle revient sur ses pas, passe et repasse à quelques mètres de son faon inanimé, alors que la louve l’ignore. La louve se met finalement à dévorer sa proie mais la biche reste dans les parages, guettant un hypothétique signe de vie. La scène dure plusieurs dizaines de minutes.


Difficile de refouler un sentiment très humain et de ne pas s’apitoyer, un peu, sur la mère éplorée. Cela ne nous empêche de photographier, surtout que le jour est complètement levé et que les rayons du soleil approchent l’endroit du festin. On distingue même le sang sur les babines de la louve. Sauvage et beau.
Après plus d’une heure, la louve prendra dans sa gueule la partie postérieure du faon et redescendra la pente pour s’arrêter pour quelques instants dans les hautes herbes à moins de 100 mètres de notre position. Sans doute sous le choc de la scène que je viens de vivre au premier rang, je peine à reprendre mes esprits et mon manque de réaction me fait manquer sans doute LA photo du séjour.

Tant pis. Les regrets sont incompatibles avec la photo animalière. Les yeux du photographe sont remplis d’images parfaites qui ne figureront dans aucun fichier. La photo parfaite est toujours la prochaine. Le photographe animalier a besoin de patience, mais aussi de persévérance pour remettre l’ouvrage sur le métier. Il se nourrit d’espérance. Il est en effet nécessaire de croire à ses espoirs les plus fous pour, inlassablement, y retourner, sans cesse. Sans ce trait de caractère essentiel, mieux vaut faire de la photographie de studio.
Ma photo du séjour, d’un point de vue technique, sera prise dans l’après-midi, après une bonne sieste, à deux pas de l’auberge, dans le parc aux loups de Civitella Alfedena. Le temps étant en train de changer, les nuages voilent le ciel et offrent une lumière acceptable pour un après-midi de juin. En outre, la fraîcheur inhabituelle incite les loups du parc à se promener en pleine journée. Les paramètres sont tous favorables, mais cette série de photos ne trouvera pas place dans les galeries de mon site, ni même sur un mur de mon domicile. Libre et sauvage, telle est la condition sine qua non pour qu’une photo d’animal soit retenue.

Les nuages et le brouillard décideront du lieu d’affût du matin suivant. Avec un réveil à 4h00, c’est presque la grasse matinée. L’endroit étant situé au bord de la route et non en haut de la montagne, aucune marche n’est nécessaire. Il s’agit d’un immense pré, bordé de collines avec de la végétation. Il y a des vaches, et, sur les contreforts, quelques cerfs et biches. On sait bien que l’on ne peut pas gagner à tous les coups, mais tout le monde espère un ours, surtout qu’il paraît qu’il rôde dans le coin.
« Un ours ! », c’est ce que je crie après une heure d’affût. Ce ne sera qu’un sanglier. La hiérarchie animalière est relative. Dans le parc des Abruzzes, un sanglier suscite à peine l’attention. Dans la Champagne genevoise, dans « mon » territoire, il trône au sommet du podium. Il n’y aura aucun ours durant la semaine. Ce sont en revanche deux loups qui traverseront d’un pas plutôt tranquille le pré, en évitant les vaches qui les toisent du regard. Ils passeront à une petite centaine de mètres de nous. Le ciel très nuageux masque la lumière et les photos manquent de contraste, mais ce sont des loups. Ça beau être le quatrième jour consécutif d’une rencontre avec un canidé, on ne se lasse pas. L’adrénaline monte d’un coup dès qu’on entrevoit la bête magique.
Le lendemain, il faudra renoncer à remonter au cirque, lieu de la scène de chasse exceptionnelle, car il tombe des cordes. On revient au même endroit que la veille. Il est 5h00 et il fait presque nuit noire à causes des nuages sombres couvrant le ciel. A la thermique, un des guides croit voir un ours, mais la forme disparaît avant d’avoir pu être identifiée. Nous remontons dans le bus et faisons un crochet pour découvrir un autre endroit, sans plus de résultats, puis revenons au premier endroit. Les cinq amateurs hésitent à sortir du bus à cause de la pluie. Mais ils sortiront bientôt car à 150 mètres, au milieu du pré, trois loups sont en train de se repaître d’une carcasse. Malgré le manque de clarté, on les distingue nettement. Deux d’entre eux mangent, tandis que le troisième se tient à l’écart attendant son tour. Il sera chassé par le plus puissant des trois avant de pouvoir passer à table, la queue entre les pattes postérieures. Je rentabilise ma housse anti-pluie. Tout le monde mitraille ou filme la scène qui dure au moins une heure. Nous sommes trempés mais heureux. Et nous oublions l’ours.

Nous reviendrons dans l’après-midi dans l’espoir de voir les loups revenir terminer la carcasse. Malgré un affût dans les règles de l’art et après une attente de trois heures dans le vent et la pluie, on lèvera le camp. Sans regret car il n’y avait plus de carcasse dans le pré, comme nous avons pu le constater en allant marcher dans le pré. Quoi de plus beau que de finir par un affût bredouille pour clore une semaine exceptionnelle. La boucle est ainsi bouclée.
Le lendemain matin, c’est le retour à la maison sans savoir quand je croiserai de nouveau un loup. Je quitte les Abruzzes heureux, épanoui, rassasié, tout en me réjouissant de retourner autour de chez moi au renard, au blaireau ou au chevreuil dès la semaine suivante. On est en encore au début juin, donc dans une période particulièrement propice aux rencontres animalières.
fin de la deuxième et dernière partie
Pour en savoir plus sur les semaines photographiques consacrées au loup dans les Abruzzes:
le site de Didier Cottereau : https://didiercottereau.com/
le site de Corentin Essieu : http://www.alpesfaune.fr/