Une vraie scène de film trop écrite : j’attaque mon pique-nique en prenant en bout de fromage avec du pain, puis je lève la tête nonchalamment en mastiquant. Et paf ! Il vole vers moi à une distance ridiculement courte comme s’il voulait me narguer. Le temps de saisir mon appareil et de cadrer l’oiseau, le gypaète est déjà en train de s’éloigner. Dire que j’aurais pu lui compter les poils de la barbe si j’avais déclenché au bon moment.

En plus, comme je le découvrirai le soir, il tenait un crâne de chèvre dans ses serres. Arghh…

Voici trois heures que je crapahutais sur un versant du Bargy en attendant son arrivée. Trois heures où j’aurais dû regarder en l’air pour bien faire les choses. Mais j’ai failli. Comme je voulais monter un peu la pente, il me fallait tout d’abord regarder où mettre les pieds dans la rocaille pour ne pas se casser la figure. En plus, je dois avouer que mon esprit était détourné par les chamois et les bouquetins qui broutaient un peu plus haut. En fait, je dois bien admettre qu’il est possible qu’un gypaète soit passé avant ma pause de midi sans que je ne l’ai vu. À ma décharge, l’arrivée d’un gypaète est encore plus inattendue et imprévisible que celle d’un mammifère que l’on guette au coin du bois. Ça va vite, très vite et déboule de n’importe quel côté. Et ça n’a pas d’horaire un gypaète. Le matin, à midi, l’après-midi, il peut surgir à n’importe quel moment.

Reviendra-t-il ? Voilà plus d’une heure qu’il est passé maintenant. Je me suis mis à écrire ce récit encore sous le coup de l’excitation en essayant de lever la tête tous les trois mots. Il faut toujours rester prêt, il faut toujours y croire. J’aurais tendance à dire qu’il ne viendra plus, mais j’avais le même sentiment au moment d’attaquer mon casse-croûte.

Cette fois-ci, plusieurs mois plus tard, j’étais prêt quand il m’a survolé. C’est d’ailleurs peut-être le même individu car je me trouve alors dans le même coin.  

L’affût, c’est-à-dire l’expérience de l’attente d’un animal, est un acte de rébellion face à la civilisation moderne. C’est encore plus vrai avec le gypaète. Il n’y a pas de rendez-vous, pas de réunion en présentiel et encore moins à distance, pas de notification ou de rappel en tout genre. La veille au soir, on a beau échafauder toute sorte de plans, une fois sur place, on attend, on improvise, on scrute, on espère. C’est le royaume de l’aléatoire. Loin du monde hyper organisé qui règle nos existences, on se retrouve à compter sur le comportement d’une bête sauvage pour laquelle une rencontre avec un humain est sans doute la dernière envie. Je peux bien avoir mon matériel de haute technologie avec moi, je me laisse guider par un animal sauvage. C’est une sorte de thérapie pour lâcher prise, et ça fait du bien. Certes. Car comme je regarde le ciel désespérément vide, je ne peux pas m’enlever de la tête que si je l’avais levée plus tôt cette tête, j’aurais pris ma photo de l’année.

PS Un conseil pour les sorties au gypaète: contrairement aux affûts de mammifères, allez-y à plusieurs. C’est comme ça qu’on a le plus de chance de le voir (ou plutôt de ne pas le manquer!).